Céline Dehors et François l’Explorateur — Aspirants, chercheurs en liberté, expérimentateurs d’idées loufoques. — Et accessoirement auteur de « Ce que le Souffle m’a donné »

jeudi, octobre 29, 2015

Lui et l'incompréhensible.


Il avait tout de suite remarqué mes nouveaux gants oranges. Il montait les escaliers en sautant de rambarde en rambarde, quatre étages sans toucher la moindre marche. La couleur extravagante de mes gants ne lui a pas fait peur, j'aimais sa façon de monter jusqu'à sa chambre. Il m'a dit : "J'aime ce que tu écris." C'était le seul à comprendre mes mots. Je ne sais plus si je l'appelais déjà l'aviateur. Peut-être en secret. Parce qu'il était aventurier, parce qu'il avait l'esprit aussi libre que l'air. Parce qu'avec lui, je savais déjà que je pourrais être moi-même. Lorsque le train passait au raz de mes orteils, deux fois par semaine, entre la maison de mes parents et l'internat de ma classe préparatoire, j'avais une raison valable (enfin !) de ne pas avancer d'un petit centimètre supplémentaire. Jusque là, je ne savais pas pourquoi je vivais, et puis, avec lui, je connus la plus belle raison de ne pas mourir. Alors toute la puissance du train me portait, moi toute entière, dans une salle de classe, dans une chambre sans intimité, juste pour être auprès de lui. Je me disais : "Ne meurs pas, sans l'avoir pleinement aimé." et j'ai fini par trop y prendre goût, à la vie avec lui.

Lui, quand il était encore "jeune" et insouciant.

Il ne resta pas longtemps l'aviateur. Nous marchions sous la lune des marais, seulement séparés par les bras d'une amie qui surveillait nos deux coeurs, nous parlions l'un après l'autre et j'ai ressenti en lui la même curiosité, le même plaisir à percer l'air du monde à chacun de nos pas, la même envie de rire de chaque surprise, le même désir de vivre et d'aimer. Je n'avais pas envie qu'on nous voit, qu'on voit cet amour qui naissait en moi. Je ne voulais pas qu'on me dise : "Je vois bien, tu es amoureuse, c'est flagrant." Rien n'était évident. Rien n'était normal. Je ne voulais pas que quelqu'un comprenne à notre place. Il y a bien eu des petits malins qui se sont moqués, il y a bien eu des malignes qui nous regardaient avec condescendance, dans le genre : "Nous aussi, on connait ça…" Mais ils ne savaient rien. Ils ne savaient pas le plaisir que nous avions de nous avoir enfin trouvés. Ce plaisir qui se boit à petites gorgées, entre les herbes, entre les barques, entre les potagers, entre deux équations, entre nos rêves que nous n'oublions pas. Enfin, nous pouvions aimer par notre propre coeur, nous même, tels que nous étions vraiment. Nous nous ouvrions lentement, l'un à l'autre, l'horloge du monde impuissante à nous faire douter.

Il ne resta pas longtemps l'aviateur car je compris très vite qu'il était plus que cela. Plus qu'un simple garçon, plus qu'un homme dans ma vie, plus qu'une rencontre. Je l'appelai rapidement l'Explorateur car il me suffit encore de marcher côte à côte avec lui pour que le monde s'incline et nous dévoile, sur le dessus de son chapeau, toute sa majesté. Quel plaisir immense était-ce pour moi de laisser mon esprit vagabonder, sans craindre de l'impressionner, sans craindre de le vexer… ! Quel plaisir était-ce pour moi de découvrir une âme aussi grande et riche que la mienne… ! Peut-être un peu plus jeune, peut-être un peu plus sensible et fragile, mais aussi tellement plus sincère. Un jour, je lui ai dit : "J'ai de la chance de t'aimer. Sinon, je te jalouserai." Son naturel, son équilibre, reste toujours un objectif à atteindre pour moi. J'ai de la chance de l'aimer, j'ai de la chance de le laisser s'approcher de moi, j'ai de la chance qu'il m'accepte, qu'il accepte de me montrer par quelques remarques ou quelques larmes une plus belle vérité que la réalité.

Les choses se sont faites ainsi, sans que rien ne soit prémédité. Est-ce dû à ce que nous sommes ? A ce que nous étions ? Aux erreurs d'étourderie que nous avons commises ici et là ? Mais nous avons acquis tellement d'aisance, en amour, en émotions, en certitude, que nous devenons incompréhensibles. Je ne sais plus quoi dire pour faire de l'Explorateur ce qu'il est vraiment pour moi. Je pourrais énumérer toutes les choses incroyables qu'il fait chaque jour…

Sa façon d'introduire des rimes dans son répertoire téléphonique,
Sa façon de suivre wikipédia de lien en lien et de tout retenir, seulement pour me le répéter ensuite, pour qu'on s'extasie ensemble,
Sa façon de cuisiner avec des recettes comme si le moindre écart était un outrage suprême au goût,
Sa façon de s'écrouler sur le matelas lorsqu'il est fatigué, devenu aussi plat qu'une feuille de papier,
Sa façon de se tourner les cheveux pour qu'ils restent bouclés,
Sa façon de s'énerver quand je deviens pénible, sa façon d'avoir vraiment de la peine,
Sa façon de tourner les bêtises des autres en absurdité,
Sa façon de rester toujours honnête, et de dépasser tous ceux qui craignent de se faire manger en devenant eux-même,
Sa façon de ne suivre que la route la plus pure, se riant éperdument des dangers de fumée,
Sa façon de s'approcher toujours au plus près des précipices, de montrer à notre fille les vautours dorés, si prêts de leurs ailes qu'elle pourrait les toucher et les embrasser,
Sa façon de plonger parmi les poissons lune,
Sa façon de se concentrer, collé contre un rocher, à quelques centaines de mètres du sol,
Sa façon de courir, un loup blanc à ses trousses.


…mais c'est une oeuvre vaine. Chaque seconde est faite pour me rappeler combien cet Explorateur est une source de courage et d'intelligence intarissable. Et combien j'ai de la chance qu'on se sente si bien assortis. Lorsque je lis des histoires d'amour, je ne nous reconnais plus. Lorsque j'entends parler de couple, de plaisir et de passion, je ne nous reconnais plus. Lorsque j'entends parler de mariage, de l'homme de sa vie, de jalousie, d'amitié, de projets communs, je ne nous reconnais plus. Nous sommes autre chose. Le monde nous a absorbé et nous a fait tels que nous sommes compagnons de vie… sans sentiments extravagants, sans réfléchir, sans peur, sans le moindre doute. Comme si nous étions nés ainsi. Comme si nous avions simplement pris notre place. Ou comme si le monde lui-même avait peu à peu changé de forme pour nous dédié un espace, immense, rien que pour nous, un espace où notre amour a toutes les chances de s'épanouir. Nous ne nous aimons plus comme des êtres humains, même si au fond nous le sommes toujours, mais notre amour a déménagé dans un lieu incompréhensible.

Lui, l'Explorateur, jamais encore je ne vous en avais parlé. Je ne sais toujours pas quoi dire. L'Explorateur est un être qui me dépasse. Je ne comprends pas bien ce qu'il fait, quel est son rôle, je ne comprends pas comment j'ai pu en arriver là… Nous nous sommes trouvés. C'est peut-être simplement ça. Comme il est niais de parler d'âme soeur, parce que j'en ai d'autres des âmes soeurs de par le monde… ! Mais cet être-là, c'est autre chose. Quelque chose dont personne ne m'a encore parlé. Quelque chose que nous découvrons nous-même. Peut-être, oui peut-être qu'un jour nous saurons mais pour le moment nous avons trop à vivre pour prendre le temps de vous raconter. Alors, ce qui est entre nous le restera : incompréhensible.

Lui, une fois vieux et souciant… Avec la petite loutre.

10 commentaires:

  1. Jolie déclaration !

    Je connais aussi cette sensation d'avoir une raison de vivre, et plus seulement, l'espoir d'une raison de vivre. Et cette impression de ne se reconnaître dans aucun autre couple, aucune autre histoire.

    Je trouve ça drôle que ton explorateur ait des cheveux plus longs en vieillissant (de là à dire "vieux et souciant"... le pauvre ;)), c'est le contraire, généralement :) (remarque, mon mari a aussi des cheveux plus longs que quand je l'ai connu, mais c'est parce qu'avant il avait une coupe "militaire" et que je détestais ça !)

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    1. L'Explorateur a décidé d'avoir des dreadlocks… Je l'adore avec les cheveux courts, mais je ne peut rien contre sa volonté :-( Ce qui m'a fait rire, c'est qu'il a l'air plus jeune sur la deuxième photo que sur la première, alors que ça devrait être l'inverse, non ? (les nuits entrecoupées, les soucis…) On voit que le bonheur d'avoir sa chère petite fille l'a marqué dans le bon sens !

      C'est une belle sensation, n'est-ce pas, celle de vivre pour quelque chose qui vaut le détour ? Moi, j'adore ! Je crois qu'à force d'aimer, on n'arrive à aimer de notre propre façon, sans subir l'influence de notre entourage, des histoires que l'on entend ici et là. Et alors, l'amour devient unique et imprévisible !

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  2. C'est beau...
    Tu as un don pour décrire l'indescriptible, je dirais même que c'est ce qui te définit le mieux en tant qu'écrivain. Cette virtuosité, cette profondeur, cette sincérité pour décrire et écrire l'indescriptible. Disons que c'est ce que j'apprécie particulièrement chez toi :)
    D

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    1. Je ne pensais pas avoir touché si juste l'invisible. Merci d'avoir si bien apprécié mon article ! François a été flatté aussi, une pierre deux coups ;-)

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  3. "Si l'on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant : « Parce que c'était lui, parce que c'était moi. »

    Belle déclaration :)

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  4. Magnifique...cela résonne en moi car j'ai la chance de vivre le même type de relation depuis maintenant 7 ans sans y revenir à chaque seconde que cela soit aussi beau et que cela soit aussi évident, que cela ne se ternisse pas comme les autres couples autour de moi...
    Tellement heureuse de voir que toi aussi tu connais cela, c'est tellement rare ! Réjouissons -nous notre bonheur ne pourra que rejaillir ensuite pour que nous en donnions à notre tour aux autres :-)

    Grosse bise.

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    1. D'ici là fin de l'année, cela fera autant de temps pour notre histoire : sept ans. Si l'amour dure vraiment trois ans, voilà que nous avons dépassé deux cycles !
      De notre côté nous préférons l'amour et la paix 'à toutes autres choses (avoir raison, faire ce que l'on veut, ...) et nous en tirons comme tu dis beaucoup de bonheur et une vie tellement épanouissante qu'on ne risque pas de changer d'avis de si tôt !

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  5. Je n'avais pas encore lu cet article. C'est magnifique. Je vous souhaite beaucoup de bonheur à tous les quatre (en comptant le loup je ne me trompe pas non ?).

    Je n'ai pas encore eu l'occasion de lire ton livre, mais j'espère avoir l'occasion d'en discuter très rapidement avec toi.

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    1. Merci pour ton petit message :-)
      J'espère que tu pourras rapidement lire le souffle et surtout qu'il te plaira !!!
      Toi qui a l'habitude des voyages, mon livre ou l'aventure qui m'attend ne devrait pas trop te dépayser. Bises !

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A bientôt !
Céline.

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