Céline Dehors et François l’Explorateur — Aspirants, chercheurs en liberté, expérimentateurs d’idées loufoques. — Et accessoirement auteur de « Ce que le Souffle m’a donné »

lundi, février 15, 2016

Attendre

Ce matin, un élève devait me rendre visite pour une leçon de physique. Sur la cinétique en mécanique justement. Les trajectoires, les vitesses… J'appréhendais sa visite, comme j'appréhende la visite de tout nouveau jeune avant de parfaitement le connaître. Est-ce que je vais savoir l'aider ? Est-ce que je vais le comprendre ? Répondre à ses questions ? Trouver ce qui l'empêche de savoir répondre ? Cet élève a de plus la particularité d'être infirme. Sa scolarité m'a l'air chaotique, je ne lui ai rien demandé mais cela me parait flagrant lorsque je réfléchie à ses difficultés. Je ne sais pas combien son handicap joue dans ses difficultés scolaires alors je reste un peu en retrait avec lui, de façon à ce que tout se révèle et que je sache sur quelle base m'appuyer.

Donc, j'attendais sa venue et j'appréhendais et j'avais hâte de me mettre au travail. J'attendais et je faisais ma leçon d'anglais. En même temps j'apprends le nom des animaux de la mer à la petite loutre qui regarde Ωcean. En même temps je programmais mon après-midi. C'est curieux comme parfois je sais si bien attendre, si bien que lorsque cet élève m'a appelée pour me dire que son grand-père avait un problème et qu'il ne pouvait pas l'emmener je savais très fortement que ça ne faisait rien.

La salle était prête, mon cours l'attendait, si le printemps était vraiment là j'aurais mis une fleur dans un bol d'eau. Je pensais à cet élève, je savais par quoi j'allais commencer, j'avais tout préparé, j'avais peut-être toutes les raisons d'être fâchée et pourtant, lorsqu'il m'a dit au dernier moment qu'il ne pourrait pas venir, je lui ai dit que ce n'était pas grave. Il était facile d'accepter ses excuses parce que vraiment je n'étais pas lésée.

Et alors j'ai repensé à la fois où j'attendais la visite de mon amie, qu'elle n'est pas venue et combien je me suis écroulée cette fois-là. J'ai repensé à toutes les années où j'attendais autant de mes parents qu'ils en attendaient de moi. J'ai repensé aux mois durant lesquels j'attendais le retour de l'Explorateur de son travail, blessée par la moindre minute de retard. J'ai repensé à ma scolarité, où j'attendais le moment où ça allait se compliquer et où tout est resté si facile.

Et il y a ces attentes joyeuses. Celle de ma vieillesse. Celle de la rénovation d'Otto. Celle de la naissance de l'adorable.

Dès que je vois l'image d'une baleine ou que je l'entends chanter,
mon coeur bat la chamade.

(Excusez-moi, c'est le passage des espèces disparues, je vais faire un câlin à la loutre…)

Il y a des choses que je sais attendre, d'autres que je n'ai pas su mais que j'ai apprises et je crois qu'aujourd'hui il me reste très peu d'attentes douloureuses. Par exemple : j'attends de vendre mon livre, certes, mais je sais que même si cette attente n'aboutie pas, je ne serai pas malheureuse. J'attends aussi qu'un éditeur me fasse signe, mais tous mes projets ne s'arrêtent pas là. Je crois que c'est ça le secret d'une attente réussie. C'est une attente joyeuse, une attente dont l'issue n'est qu'une branche de l'avenir.

Alors quand j'attends de chaque jour qu'il me laisse une petite loutre et un explorateur en vie, pour continuer le lendemain à vivre le monde avec eux, je me dis qu'ici cela pourrait être une souffrance sans nom qui me guette. On m'a souvent dit qu'il ne fallait pas y penser, en fait qu'il ne faut pas tenter de travailler sur cette attente . J'y ai longtemps cru mais aujourd'hui je me dis qu'il pourrait en être autrement. Aujourd'hui j'aimerais vraiment me détacher de toutes mes attentes douloureuses, vraiment toutes.

A chaque attente, il y a la possibilité qu'elle ne se concrétise pas. Alors notre corps et notre esprit s'engagent sur la course d'un temps qu'on espérait pas. Un temps qu'on ne reconnait pas. Comme s'il y avait eu une erreur, comme si ce n'était pas ce qui devait être. Un temps qu'on voudrait réfuter. Un temps qu'on regrette. Un temps qu'on rejette. Et pourtant nous y sommes, à voguer une seconde pour une seconde, continuellement comme si de rien n'était, et l'autre monde, celui qu'on attendait, s'éloignant toujours plus.

Je crois que la meilleure chose à faire et de profiter pleinement du monde avant qu'il n'y ait l'aiguillage. Et puis comprendre avant que cela ne survienne que chaque avenir est tout aussi réaliste que les autres. Et que le temps avance encore aussi vite après la bifurcation. Voilà, c'est fini. Tu as fermé les yeux pendant le virage, mais à présent il n'est plus. Il est derrière toi. Il a disparu. Regarde devant toi. Regarde devant par pitié ! Tu fonces tout droit dans l'arbre des possibles !!! … Aaah !! …

Je n'ai pas lu 1Q84 jusqu'au bout. Tout du long de ma lecture du tome 1 et 2 je n'ai pas cessé de me demander : est-ce que je lis du vent ou est-ce que ce livre est génial ? Et puis une à une les intrigues se sont dénouées. J'ai vu qu'il me restait encore un bon paquet de pages avant la fin et j'ai tablé sur « ce livre est nul ». Donc, je n'ai pas terminé ma lecture et je ne la terminerai pas. Ceci dit, dans 1Q84 il y a une idée intéressante : celle de la venue d'un monde qui ne devrait pas. Il ne devrait pas car il est illogique qu'un monde change à propos de son passé et pourtant il est, il faut donc le vivre. Je pense que c'est la seule chose que nous avons à faire lorsqu'un monde qu'on n'attendait pas survient.

Ainsi, je ne pense pas faire la moindre infidélité à ce que j'aime, à ceux que j'aime, en disant : si mon livre ne se vend pas bien, s'il n'est pas édité par une maison d'édition qui a pignon sur rue, et bien je vivrais quand même. Si notre épopée avec Otto se passe mal, je vivrais quand même. S'ils disparaissent, je vivrais quand même. Mais en attendant tout ça, je profite de ces belles attentes.

6 commentaires:

  1. Je te rejoins complètement : je suis pour s'occuper de cette attente douloureuse, cette peur de l'attente, cette peur de perdre l'autre... Je m'en occupe depuis un moment :) Je pense même la chose capitale.

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    1. Je crois aussi et seulement depuis hier qu'il est important de s'occuper de ces attentes. Je me demande même aujourd'hui comment j'ai pu repousser cette priorité aussi longtemps aussi loin de mes préoccupations premières. Maintenant que la résolution est prise, j'avance vite… vite… très vite ! (je suis assez fière de moi ^^)
      C'est comme si je venais de comprendre, enfin de vraiment comprendre, ce qu'on me disait depuis toujours : ne pense pas à ça, occupe-toi en attendant, vis ta vie, etc. Rah la la, qu'est-ce qu'on explique mal :-)

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  2. Merci pour cet article qui sonne tellement juste !
    Exactement les mots que j'avais besoin de lire dans ces moments d'attente.
    Vivre le temps présent pour que l'attente se transforme en moment de vie :)

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    1. Merci pour ce petit mot.
      Oui, ça à l'air tout bête dit comme ça, une fois résolu, mais quel cheminement pour en arriver là !
      Finalement, la vie, ce n'est pas très compliqué tant qu'on reste dans sa simplicité naturelle. Je me dis parfois que j'ai été bien bête de mon compliquer ainsi le cerveau, je vais beaucoup plus loin en étant détachée, prête à me concentrer sur ce qui me va au teint : apprendre, être curieuse, vive et amicale, un peu folle, toucher à tout, aimer.

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  3. Je te comprends tout à fait ! Retrouvons notre simplicité naturelle !

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Céline.

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