Céline Dehors et François l’Explorateur — Aspirants, chercheurs en liberté, expérimentateurs d’idées loufoques. — Et accessoirement auteur de « Ce que le Souffle m’a donné »

dimanche, mai 15, 2016

Une question d'intensité

Calculer l'intensité

L'intensité en physique désigne une quantité de trucs répartis sur une surface ou un temps. Par exemple, l'intensité électrique est une quantité de charges traversant une section donnée en une seconde. L'intensité sonore (acoustique) quant à elle est la puissance d'un son répartie sur une surface. On peut remarquer facilement, qu'à puissance égale, plus la surface est grande et plus l'intensité sera faible. La puissance est davantage répartie sur une grande surface alors qu'elle est plus condensée sur une petite surface. Il en est de même avec l'intensité électrique. A charge égale, l'intensité sera plus faible si on dispose de davantage de temps pour la faire circuler.

La notion d'intensité est également utilisée en économie. J'ai déjà vu l'expression « intensité capitaliste ». Ici au lieu de répartir mathématiquement le truc sur une surface ou un temps—enfin, dans ce cas précis faut pas tergiverser : le truc c'est l'argent — on le répartit sur un nombre de personnes. On fait d'autres calculs aussi, mais je ne comprends pas très bien le principe de tout cela donc je ne vais pas m'attarder…

L'intensité s'apparente à un débit ou à une concentration. On pourrait s'amuser à définir toutes sortes d'intensités en prenant une quantité bien définie que l'on divise par une autre quantité mesurable de façon à obtenir une mesure assez homogène dans le temps et (qu'on espère) capable de décrire ce qu'on étudie. On obtient donc pour un phénomène donné une intensité chiffrée que l'on peut comparer avec une autre intensité du même type.

Par exemple, si je définie une intensité de commentaires sur un blog de la façon suivante : nombre de commentaires postés sur un blog pour une semaine, l'intensité moyenne de mon blog serait donc de 8,5 Com.Semaine-1. Et là je suis bien contente.

Oui je suis bien contente car j'en arrive (enfin) au sujet que je voulais évoquer avec vous. Cette intensité chiffrée me donne un faux sentiment de maîtrise. Connaître une intensité ne nous informe pas sur une question que l'on pourrait naturellement se poser, et nous détourne même de cette question : est-ce intense ? Vous, qui tenez peut-être un blog comme moi, pouvez-vous me dire si votre page est intense ? Vous aurez deux réponses que l'on admet généralement :
1. J'ai calculé. Mon blog est à 10 Com.Semaine-1, donc il est plus intense que le votre ;
2. Tout dépend de ce qu'on entend par intense, n'est-ce pas ?

Dans la première possibilité vous ne répondez pas à ma question qui demande pourtant une réponse simple (je ne demande même pas de justification) et dans la seconde, vous ne répondez pas non plus. Car vous avez parfaitement compris le problème : on ne sait pas dire si quelque chose est intense ou non. Même après avoir calculé une intensité.

Belle lanterne, de nuit, dans notre Otto

La subjectivité de l'intense

Est-ce intense, ou n'est-ce pas intense ? Tout cela est extrêmement relatif. Reprenons l'exemple de l'intensité électrique. 0,25 ampères, est-ce intense ? 15 ampères, est-ce intense ? Et bien, tout dépend du diamètre et de la matière dans laquelle vous comptez faire circuler ces ampères. Certains fils électriques fondent, d'autres voient à peine le courant passer.

Votre vie est-elle intense ? Vos émotions sont-elles intenses ? Le problème que vous rencontrez actuellement est-il intense ? Quelle question si simple et à la fois si compliquée, n'est-ce pas ? 

Nous sommes tous faits comme ces fils électriques. Le caractère intense de ce que nous traversons est totalement subjectif. Il dépend de notre nature, de ce que la vie nous a appris, de ce que nous attendons d'elle, des événements antérieurs, et d'une bonne volonté divine. Je me souviens d'avoir eu deux accidents avec mon vélo lorsque j'habitais Grenoble. Pour le premier, en retard à l'école, une voiture a foncé sur moi dès la sortie de ma maison. Mon vélo a été plié à 90°. Pour le second, un soir j'ai foncé droit sur un bas poteau d'un trottoir. J'ai été stoppée net et je me suis pris le guidon dans le ventre. Ce sont clairement deux accidents très intenses. Et pourtant je n'ai risqué ma vie que dans un seul.

Lorsque je porte un regard sur ma vie, je n'ai absolument pas l'impression qu'elle soit intense. Je me vois plutôt éteinte, ennuyeuse. Lorsque le soir, je me demande ce que j'ai bien pu faire de cette journée, rien ne me vient à l'esprit. Je sais bien que je n'ai pas tourné en rond toute la journée et pourtant je n'arrive pas à me reformuler mes actes. Alors oui, j'ai été terriblement surprise lorsque ma maman m'a dit un jour au téléphone : « Tu mènes ta vie à 200 à l'heure. » Mais où était donc passée cette intensité que je n'ai pas vue ?

Le problème survient dès que l'on essaie de quantifier cette intensité. En quantifiant, on lui fait perdre son caractère subjectif. En pensant simplement « C'est l'événement le plus intense que je n'ai jamais vu. » on oublie l'intensité de nos autres souvenirs. Réfléchir à l'intensité, c'est perdre la notion de l'intensité. Ne me dites pas non, essayez. Trouvez l'événement le plus intense de votre vie. Le plus beau jour de votre vie par exemple. Un mariage ? La naissance d'un enfant ? Une rencontre ? Qu'oserez-vous négliger ?

Il en est de même à la course à l'intensité. Toujours plus intense. Toujours plus pur. Toujours plus beau ou plus triste… On s'aperçoit très vite que cette recherche est vaine. Alors on se lance dans une slow-life en oubliant parfois que le problème n'est pas dans la course, le problème réside dans cette intensité que l'on nous a fait passer pour quantifiable.

L'intensité bafouée

Il faut redonner à l'intensité son caractère subjectif et instantané. Après mes deux accidents de vélo, j'ai été choquée mais cela n'a pas duré. Ceci dit, je n'avais pas la possibilité de dire : « Non, en fait ça va. Ce n'était pas si intense que ça… » Pourtant je l'ai fait. Je l'ai fait car je ne savais pas à l'époque combien il était dangereux de chercher à rationaliser l'intensité. Je m'étais demandée : suis-je vraiment passée à côté d'un accident grave ? Aurais-je vraiment pu me blesser ? De combien ? Est-ce important finalement ? De combien cela fut-il vraiment intense à côté… d'une guerre ? d'une pandémie ? de la disparition d'une espèce ?

C'est ainsi que petit à petit, événements après événements, je suis passée à côté de l'intensité de ma vie. Car elle n'est pas « intense à côté de… » non, seul mon propre corps et mon propre esprit peuvent me dire quand et comment elle peut être intense.

Il en est de même pour tous vos soucis, vos expériences, vos souvenirs, vos questions, votre vécu. Vous seul pouvez affirmer s'ils sont intenses ; vous seul pouvez me dire si votre site internet est intense. Il n'y a rien à comparer. Rien à mesurer. Je ne dis pas ici qu'un calcul d'intensité n'est pas utile en soi, je dis simplement qu'il n'apporte rien à la question portant sur l'intensité intrinsèque de ce que vous observez.

Aujourd'hui j'ai clouté les quarts de rond. Ce n'était pas intense. Je me suis fâchée contre François qui me reprenait parce que j'allais plier mon clou. C'était intense. J'ai ensuite peint les quarts de rond. C'était intense. J'avais peur de mettre de la peinture là où il ne fallait pas. J'ai mis un peu de peinture sur la banquette. Ce n'était pas intense, j'ai essuyé tout de suite. Ma journée a-t-elle été intense ? Non, j'étais fatiguée, je voulais rester tranquille. Ce soir Jedi pleure un peu car il ne veut pas dormir dehors. C'est intense pour moi.

Après avoir dit tout cela, j'ai une drôle de voix dans ma tête qui critique et qui juge. Quoi ? Ca c'est intense ? Ah bon, tu es sûre ? Pourquoi ? Comment cela peut-il être intense ? Et si c'est intense, fait autrement : rentre ton chien dans le camion par exemple et ça ira mieux…

Cette drôle de petite voix, je ne l'applique pas seulement à moi, je l'applique aussi parfois à ce que d'autres personnes disent ou écrivent. Je reviens sur leur intensité. Je compare leur intensité à la mienne, à d'autres choses du monde. Mais-mais, maintenant je sais que c'est un reflex qui n'apporte rien et au contraire qui détruit l'intensité de la personne qui la vit.

Nous n'avons pas à dire « Ne soit pas triste » ou « ce n'est rien », non, ce n'est pas rien. L'intensité de chacun mérite d'être entendue et n'a aucune légitimité à prouver. Alors, écoutez vous et surtout ressentez-vous. Sans jugement aucun, il n'est pas question de se retourner contre soi-même et de trop chercher à comprendre cette intensité. Elle est insaisissable par nature.

A trop éclairer ma petite lanterne, on ne voit plus sa petite lumière.
A trop remuer l'eau du sol, je décolle le sable qui était au fond.

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